Va jouer avec ta cousine.
combien de fois ? Combien de fois on l'a entendue cette phrase, hein ? On se retrouvait tout le temps toutes les deux, tu te rappelles ? On se planquait sous les lits en étant certaines d'être bien cachées parce qu'on se disait que, comme ça, on resterait ensemble et on serait obligées de vivre ensemble.
On voyait ça comme une permission, on ne remarquait pas l'air grave des adultes.
Aujourd'hui on roule des yeux quand on entend ça. Les Sisco, c'étaient des petits génies. Ils s'en sont brillamment sortis à l'école, sont devenus chercheurs et travaillent tous les deux dans une boîte prestigieuse de la Silicon Valley. Pas la même, mais ils habitent la même ville.
Nous, ça  nous étonne pas. Papa a toujours été proche de son frère, très à cheval sur les traditions familiales à la con, heureusement qu'on était ensemble, parce que c'était long. Maman, elle, se sentait jamais à sa place. Elle a pas pu faire d'étude, elle comprenait pas la plupart des mots savants qu'ils employaient et qui, selon elle, étaient des façons détournées de dire des choses simples.

Alors il y a eu un "va jouer avec ta cousine" plus ferme, et puis la discussion finale. On s'en souvient, ça a finit en cris. Maman a pas supporté que Papa aie besoin de son frère et de sa belle soeur pour parler de divorce. Ils savaient depuis longtemps que ça allait pas entre eux, mais c'était leur problème, selon elle, pas le leur.
Et puis quelques jours après, c'était fini.

Avec Maman on est allées à Los Angeles, dans un appart plus petit que la maison de Papa, où il vivait seul. Petite, je ne comprenais pas cette logique : on était plus, on aurait du avoir plus d'espace, non ? Et puis en grandissant, j'ai compris que la logique, eh bien, il n'y en avait pas, et que malgré toutes les études et recherches de papa, le monde était fait comme ça. Sans suite mathématique. Que du hasard.
Maman payait un loyer cher pour le peu de pièces qu'on avait, papa était tête en l'air et oubliait de verser sa pension. C'était trop compliqué, on a vécu des situations pas terribles. Papa, à chaque fois que je le voyais, m'offrait un nouveau jeu. Et je me suis réfugiée dedans. Elle était tellement mieux la vie, dans les petits écrans...

Quand j'ai eu 17 ans, mes mais et moi, à LA, on a fêté ça simplement, tranquillement. A cette occasion, un de mes copains de classe m'a parlé d'un de ses copains, j'ai pas compris pourquoi. Ledit copain est venu me voir, ensuite, il bégayait un peu ; et avec ses lunettes de travers et ses cheveux ébouriffés je l'ai trouvé mignon. C'était bizarre. Je jouais à des jeux où je devais sauver la princesse, j'avais pas l'habitude d'être la princesse. Mais ça m'a plut. ça me plaisait de lui plaire et j'ai voulu en faire plus, je voulais l'éblouir à chaque fois plus, et j'ai découvert cette face incroyable de youtube qu'est le monde du makeup. J'ai commencé à me voir d'une autre façon.
Je suis sortie avec ce garçon, ça n'a pas duré très longtemps mais c'était doux, agréable et mignon. Pas assez fusionnel, pas assez de complicité ni de centres d'intérêts en commun, cependant. Alors tout naturellement ça s'est défait.

Et puis maman m'a dit qu'il fallait qu'on parle. Elle ne pouvait plus payer, elle ne pouvait s'offrir qu'un studio ou alors un petit appart pour deux dans un quartier défavorisé, avec une école difficile. Ou alors, j'allais vivre avec papa, où les lycées ont meilleure réputation. Elle m'a pas laissé le choix, en fait. Maman, pendant des années, elle avait été mise à l'écart par son propre mari à cause de son manque d'éducation, alors elle se refusait de me faire vivre la même chose. En dépit de sa maladresse et de son manque d'attention, elle est certaine que papa a beaucoup à me donner. Moi, je l'aime plus trop, papa. Il a refait sa vie et je ne me sens nulle part à ma place parmi ces gens là. Je reste enfermée dans ma chambre, à jouer, ou alors je vais chez ma cousine. C'est bien la seule personne qui ne changera jamais.