« Allez Judy, ferme les yeux. » Je m'en souviens encore aujourd'hui. J'observe mon frère, flou, de mes yeux remplis de larmes, allongée au fond de mon lit. Ma petite main enserre la sienne comme elle le peut, comme si la lâcher me ferait couler parmi mes innombrables draps, comme si nous séparer le ferait disparaître. Il a dix ans et agit comme un père. Ce n'est pas normal, et je suis certaine d'en avoir déjà été consciente, à cette époque, malgré mon jeune âge. Mais qui l'aurait fait, à sa place ? Qui aurait prit soin de moi ? Qui m'aurait aidée à m'endormir, alors que mon sommeil était si léger, si perturbé ? Personne à part lui. Personne à part ce grand frère que j’idolâtre aujourd'hui. Celui qui eu le rôle de père, de mère, de frère, d'ami. Mais aussi de psychologue, donneur de leçons, cuisinier ou chauffeur. Mon frère, ma vie. Le seul et l'unique, celui pour lequel je suis encore là aujourd'hui, celui pour lequel je n'ai pas envie de mettre un terme à ma vie. Foutu destin, foutue vie.


« Allez Judy, ferme les yeux. » Tout a changé, mais hier encore il me le soufflait à l'oreille. Celui qui me faisait voir des merveilles, celui qui m'a tout fait découvrir. Celui qui m'emmenait voir ces couchers de soleil dans ces endroits inattendus, celui qui me faisait frissonner de terreur et de plaisir lorsqu'il roulait à deux cent à l'heure, en plein milieu de la nuit, sur le Golden Gate Gridge. Celui qui m'a tant fait rêver, tant fait changer. Tout a changé, mais hier encore il était là, tout près de moi, à murmurer ces mots doux. C'était beau, c'était bien. Et puis il est parti lui aussi, comme si ma vie ne se résumait qu'à une série d'abandons. Tu t'attaches, je m'échappe. Un seul coup de vent, une bourrasque quelques peu insignifiante et tout s'envole, tout disparaît. Ca fait mal, le silence. Ca fait mal l'absence. Mais le pire, je crois que ce sont les souvenirs. Ces quelques fractions de secondes dans la journée où vous vous remémorez, où vous vous rappelez ces instants de bonheur, ces instants où tout allait bien, où vous étiez bien. Puis c'est le retour à la réalité, la claque en pleine face, le coup de poing dans les tripes. Et ça pique, ça brûle les yeux et à l'intérieur. Et puis ça hurle. Ça hurle en silence, toujours en silence. Parce que personne n'est plus là pour t'entendre.


« Allez Judy, ferme les yeux. » Oh daddy. Oh daddy, si tu savais. J'sais pas pourquoi t'es parti, j'sais pas pourquoi tu m'as laissée. Mais c'est dur sans toi tu sais, c'est dur d'avancer. C'est sans doute égoïste de dire ça, mais j'aurais préféré que tu restes, parce que tout irait tellement mieux ici. Kenzo aurait grandit normalement, et moi aussi. P't'être même que j'aurais des bonnes notes, que j'réussirais des castings, ou à rentrer dans l'école que je souhaite. Sans doute que je ne fumerais pas, je ne boirais pas, je ne pleurerais pas. Et p't'être bien que j'arrêterais de frôler l'infini, de flirter avec le danger. C'est ta faute tout ça. C'est ta faute si j'suis comme ça, si Kenzo il est comme ça, si maman elle est comme ça. Tout ça c'est à cause de toi ! Et franchement... Ouais, honnêtement, j'sais pas si je réussirais à te pardonner un jour. Parce que tu as fait beaucoup trop de mal jusqu'ici, et il arrive un seuil où on n'arrive plus à pardonner. Et je crois que ce seuil, tu l'as largement dépassé.