Il y avait le silence. Les faux sourires. Les mensonges. "Tout va bien à l'école ?" "Oui, oui...". Que dire de plus ? Parler encore, ce serait s'enfoncer dans la dissimulation, tenter un peu plus de tromper ceux qu'il aimait tendrement.

Mais il ne pouvait pas leur dire la vérité. Gabriel ne pouvait pas leur avouer qu'il détestait l'école, qu'il haïssait tous ceux qui s'y trouvaient et que, parfois, il nourrissait des pensées très violentes à leur égard. C'était au-dessus de lui. Il ne pouvait pas s'autoriser cette faiblesse.

Fils unique de deux professeurs, Gabriel avait été élevé dans un milieu très studieux, ses passions se partageant entre la lecture, la collection d'insectes et le visionnage de films documentaires, dont il engloutissait le contenu sans même le réaliser. Il avait appris à lire seul, avant même d'aller à l'école, et dévorait des ouvrages réservés aux adolescents et jeunes adultes avec passion.

Gabriel idéalisait l'école. Pour lui, il s'agissait d'un puits de connaissance, d'un lieu où il pourrait apprendre tout ce que le monde avait à lui offrir, où il pourrait enfin satisfaire sa curiosité insatiable. Mais la réalité était bien loin de ses rêves...

Les cours étaient si... bêtifiants ! Il savait déjà lire, apprendre à écrire et compter avait été un jeu d'enfant. Alors, pourquoi tous les autres semblaient avoir autant de difficultés ? Pourquoi la maîtresse ne le laissait-elle plus prendre la parole alors qu'il savait pertinemment qu'il avait la bonne réponse ? Et pourquoi... Pourquoi étaient-ils si méchants avec lui ?

On déchirait ses livres, on lui tirait les cheveux, on lui glissait des insectes dans son assiette, à la cantine... On lui faisait toutes ces mauvaises choses. Mais Gabriel n'avait jamais rien demandé. Il voulait juste qu'on le laisse tranquille, qu'il puisse lire ses romans en paix, dans son coin. Mais, visiblement, cela lui était interdit...

Ecole, collège, lycée... Du pareil au même. Gabriel était cet intello qu'on prenait plaisir à martyriser, à choisir comme victime et à le persécuter. C'était un jeu, un divertissement et Gabriel n'était ni assez fort ni assez solide mentalement pour échapper à leur emprise. Il se réfugiait dans son travail et ses livres, fuyant tout contact, toute proximité.

Quand l'adolescence le frappa, Gabriel ne réalisa pas immédiatement que quelque chose avait changé en lui. Que le reflet qu'il renvoyait dans la glace puisse représenter de l'intérêt pour qui que ce soit lui passait au-dessus de la tête.

C'était pourtant la vérité. Grand, mignon, Gabriel, lors de sa deuxième année de lycée, avait commencé à attirer les regards de la gente féminine. La première de ses camarades qui eut le courage de l'approcher et de le confronter à cette réalité était une certaine Ruth.

Elle collectionnait les conquêtes et n'avait pas encore pu épingler Gabriel à son tableau d'honneur. Elle n'eut aucun mal à le convaincre de sortir avec elle, le pauvre garçon était tellement chamboulé qu'il n'a pas été en mesure de bégayer autre chose qu'un "oui" incrédule. Mais si l'adolescence avait augmenté le charme de Gabriel, elle ne l'avait pas pour autant rendu capable d'interagir correctement avec ses pairs.

A ses côtés, Ruth s'ennuyait cruellement. Gabriel semblait incapable de s'intéresser à autre chose qu'à ses livres, son club d'échecs ou ses jeux vidéo et leurs conversations tournaient rapidement en rond. Elle espérait au moins pouvoir obtenir sa première fois, comme elle l'avait fait avec d'autres garçons avant lui, et lui dire "au revoir" sur une bonne note. Mais elle n'imaginait pas que leur première nuit serait un tel fiasco...

Gabriel était si nerveux qu'il était incapable d'articuler le moindre mot ou de bouger d'un pouce. Ruth s'était déshabillée langoureusement, espérant le détendre, mais il avait craqué et s'était mis à fondre en larmes, avouant qu'il ne se sentait pas prêt, qu'il était terrifié, qu'il n'était pas sûr de pouvoir toucher une fille sans crainte aucune et qu'il se sentait affreusement nul.

Elle n'avait pu que se rhabiller et le consoler tant bien que mal, hésitant entre de l'ennui et de la pitié. Il n'avait pas opposé de forte résistance quand elle lui avait annoncé qu'elle le quittait, se contentant de s'excuser de lui avoir fait perdre son temps. Ruth était son premier fiasco.

Ellen avait été le deuxième. Cette fois, Gabriel avait fini le lycée et était entré à l'Université, avec en tête l'idée de devenir professeur, comme ses parents, et d'offrir à ses élèves la chance de vivre une meilleure scolarité que la sienne.

Ellen était sa voisine d'amphithéâtre. Elle était sérieuse, un peu timide, pas toujours à l'aise dans les conventions sociales. Ils semblaient faits pour être ensemble. Gabriel avait d'ailleurs fini par lui demander de sortir avec lui, surpassant tant bien que mal sa peur et son angoisse.

Il n'était pas spécialement amoureux d'elle, mais il la trouvait gentille et... et à son âge, il se sentait un peu bizarre à l'idée d'être toujours vierge. Il ne voulait plus être différent des autres, en décalage permanent. Ils étaient sortis ensemble, quelques jours, mais Ellen avait très vite senti qu'il n'y avait pas d'amour entre eux. Que ce n'était que du vent.

Elle avait mis fin à leur histoire, au grand soulagement de Gabriel qui se sentait de plus en plus mal à l'aise sans parvenir à trouver le courage d'exprimer ses doutes. Tous deux étaient restés amis et s'étaient soutenus lors de leurs études respectives, Ellen aidant Gabriel à retrouver confiance dans le genre humain et à apprécier des qualités qu'il ignorait posséder.

Et puis il y avait eu Mandy, cette histoire-là qui l'avait convaincu de rester éloigné de la gente féminine pour un très long moment... Mandy débordait d'assurance. Elle voulait devenir enseignante, comme lui.

Il ne se l'expliquait pas, mais la jeune femme avait eu un coup de cœur pour lui et avait exprimé très clairement qu'elle souhaitait sortir avec lui. Lui n'était pas très sûr de cette idée, mais la demande l'avait tellement pris au dépourvu qu'il n'avait pas su dire autre chose qu'un petit "oui".

Pour tout autre homme que lui, Mandy aurait probablement été la petite amie idéale. Elle était belle, plutôt maligne, pas timide pour un sou et elle semblait toujours prête à laisser éclater ce qu'il y avait de plus pervers en elle. Elle était une femme libérée et elle l'assumait avec une grande confiance.

Mais Mandy terrifiait Gabriel. Elle était trop... Trop vivante. Trop expressive. Trop confiante. Tout ce que lui-même n'était pas. Il se laissait conduire, par lâcheté, par crainte d'oser dire "non", et, bientôt, ils partagèrent leur première nuit.

Quand Gabriel lui avoua qu'il était encore vierge, la réaction de Mandy le refroidit considérablement : un gloussement. Comme s'il avait dit quelque chose de particulièrement drôle. Il aurait aimé trouver le courage de lui dire ses quatre vérités et de s'enfuir, mais il était resté paralysé, tandis que la jeune femme avait pris les devants.

Elle l'avait déshabillé, le mettant à nu, et, sans cérémonie, s'était jetée sur lui. Gabriel n'avait éprouvé aucun plaisir. Pire, il s'était senti violé. Au fond de lui, tout hurlait qu'il ne voulait pas de ça, mais il n'était pas parvenu à l'exprimer, pas même un début de "Non". Paralysé par la peur, il avait vécu l'un des pires moments de son existence.

Lorsqu'il avait retrouvé la maîtrise de son corps, il s'était empressé de la repousser et s'était recroquevillé dans un coin de sa chambre, pleurant à chaudes larmes. Il ne comprenait pas pourquoi il avait si peur, pourquoi il n'aimait pas ce que la société lui présentait comme une chose "positive". Il ne comprenait pas pourquoi il se sentait aussi mal...

Il n'avait rien dit quand Mandy était partie, frémissant à peine lorsqu'elle l'avait traité de "minable". Il s'était contenté de pleurer dans son coin jusqu'à s'endormir, épuisé, las.

Il lui avait fallu plusieurs jours pour s'en remettre, ainsi qu'une flopée de douches. Se concentrant sur sa dernière année d'études, il avait définitivement renoncé à la moindre histoire d'amour et avait décidé que le célibat, c'était très bien aussi, cela n'avait rien de honteux.

Gabriel obtint son diplôme avec les honneurs et, à ses vingt-cinq ans, fut envoyé dans le lycée de Moutain View pour exercer son nouveau métier de Professeur. La peur au ventre, il entama sa première année en tant qu'enseignant, comprenant rapidement qu'il n'aurait rien d'un Eikichi Onizuka ou d'un Mr Keating.

Il manquait terriblement d'autorité et se faisait constamment marcher sur les pieds. Il quittait chaque cours avec l'envie de pleurer et il était persuadé d'être le plus mauvais professeur que cette terre ait jamais portée. Pourtant...

Pourtant, petit à petit, les élèves s'étaient tournés vers lui. Certains l'avaient écoutés. D'autres s'étaient confiés. Sa gentillesse avait fini par les toucher, ne serait-ce qu'un petit peu. Malgré ses lunettes, accessoire pour se donner un semblant d'austérité, Gabriel leur paraissait très proche, à leur portée, bien loin des autres professeurs qui leur inspiraient plus volontiers de la peur ou même de la haine. Gabriel était... inoffensif. Désireux de bien faire.

Oui, le quotidien n'était pas facile. Gabriel peinait à garder le calme et à enseigner tout ce qu'il voulait transmettre, mais... mais si un seul élève trouvait quelque chose à son cours, en tirait une leçon, une connaissance, un savoir... Si Gabriel pouvait leur permettre d'avoir une épaule sur laquelle s'appuyer, une oreille attentive à laquelle se confier... Alors, tout cela en valait la peine.

Gabriel avait trouvé sa vocation. Il aimait enseigner, transmettre ses connaissances, discuter de sa matière avec les élèves. Il essayait d'être là pour eux, de déceler leurs problèmes, de parvenir à les aider...

Mais, sept années plus tard, la confiance fragile qu'il était parvenu à s'accorder avait volé en éclats. Il avait suffi de l'action d'une élève, Ashley. Ashley qui avait apporté une arme à l'école. Ashley qui avait tiré. Ashley qui était morte.

Il n'avait pas vu sa détresse. Il n'avait pas perçu son tourment. Certes, il n'était pas son professeur principal et n'avait partagé qu'un temps infime avec elle, mais... mais il s'était promis d'être l'enseignant vers lequel on pourrait se tourner. D'être un homme digne de confiance. Pourtant, Ashley n'avait pas jugé bon de s'appuyer sur lui. Ashley était morte. Morte.

Il n'avait pas pu se le pardonner. Pour la première fois, le soir de sa mort, Gabriel s'était laissé aller au vice de l'alcool et, chez lui, avait bu, bu, bu jusqu'à être incapable de réfléchir, de penser. Le lendemain avait été particulièrement douloureux et il avait vite compris que ce n'était pas la solution.

Il allait devoir affronter ses remords, sa culpabilité, sa peur, ses tourments. Commença alors une longue période d'insomnie, faite de cauchemars éveillés, d'hallucinations accusatrices, de reproches adressés à soi-même... Ashley était morte. Morte parce qu'il n'avait pas été à la hauteur. Morte. Morte.

Tant bien que mal, Gabriel s'était efforcé de redresser la barre. D'être là, pour les autres élèves, pour celles et ceux qui pourraient avoir besoin de lui. C'était là sa rédemption.

Il retrouva son sourire, son énergie, sa passion. Mais le fantôme d'Ashley était là, tapi dans un coin de son esprit, attendant son heure...