Emprisonné dans la salle de torture, j’écoutais à moitié le bavardage de mon prof de littérature qui en faisait beaucoup trop, comme à son habitude. Il méritait plus la place de direction du club de théâtre que celle d’enseignant parce qu’il fallait – selon moi – avoir un excellent jeu d’acteur pour s’extasier sur l’exercice qu’il nous donnait. L’intérêt suscité par mon futur devoir d’écriture diminuait graduellement alors qu’il nous annonçait que nous aurions à le faire en binôme. Je m’endormais donc lentement sur la table, persuadé que mon « coéquipier » allait tout faire à ma place. « Et Maximilien tu seras avec Ashira. » Dites-moi que je rêve. Je m’apprêtais à protester quand mes yeux croisèrent la concernée. Eh merde. Elle m’avait réveillé brusquement sans même broncher, et si j’avais le choix d’un super pouvoir actuellement, je prendrais sûrement l’option de contrôle du temps, pour faire bouger l’horloge et m’éviter ce moment. Je m’approchais d’elle à contre cœur avec mon seul cahier et mon stylo bleu. « T’as une idée ? » Pas de bonjour, pas de « princesse », pas de surnom idiot ou de sourire gentil. Rien.

You're like good water pressure
In a cold rainy summer

Sortir un livre au hasard. Un livre qui ne s’habillait d’aucun nom particulièrement connu, d’une couverture pas bien exceptionnelle et d’une maison d’édition qui frôlait l’incompétence à l’imprimerie, de sorte que celui-ci, par exemple, était mal raccordé au milieu, et qu’une des pages restait coincée entre la reliure et le coin du bouquin. Ash y notait quelques trucs, dans les marges, c’était insultant: mais ça lui plaisait, analyser en silence, garder ses yeux loin de l’homme aux mimiques de primate mal taillé, occupé à se la jouer dramaturge sur sa minuscule estrade de un mètre sur deux. Et surtout elle ne le regardait pas lui. Son dos la distrayait, les points de couleur sur sa nuque ( de simples grains de beauté ) la distrayaient, et surtout ces mèches blanches qui volaient son attention toutes les trente secondes, étaient ce qu’elle préférait chez lui. Ashira Sheridan aurait pu dresser un portrait entier de Maximilien Wes dans un devoir, elle l’aurait fait sans ciller, sans hésiter, si on le lui avait demandé. S’il existait ici. Ailleurs qu’entre leurs deux téléphones. Elle en était venue à détester ces moments, où il s’approchait d’elle d’un naturel incroyable. Ou dans la monotonie de l’instant, quand il avait l’air… de l’avoir vue. Une idée? Pour quoi, Wes? Ses ovales claires, se posaient déjà sur sa peau constellée, toute pâle, à Max. Et elle l’écoutait à peine.

Les gens normaux lisent des livres avec une page de couverture explicite, surligne souvent des passages spéciaux mais n’écrivent pas des monologues dans la marge. Enfin, je ne crois pas avoir vu quelqu’un faire ça jusqu’aujourd’hui. Ash est spéciale, elle ne fait rien comme les autres. C’est ce que je lui dis tous les soirs, quand la nuit est tombée et que nous sommes suffisamment éloignés pour ne pas risquer de s’attacher. Oui, ça ne fait pas de sens. Que ce soit en vrai ou par message, l’attachement était bel et bien réel. Pourtant, elle niait. Elle mentait mal et dangereusement. Elle me regardait toujours avec ce faux détachement et ça m’agaçait. La tâche aurait été largement plus facile pour moi si je pouvais m’infiltrer dans sa tête et changer sa logique ou juste la comprendre. Non. Je ne pouvais pas m’afficher main dans la main avec elle dans les couloirs du lycée, l’embrasser sur le front et lui écrire des petits-mots en classe (ma petite sœur dit que les filles aiment bien ça). Moi c’est pas mon truc. J’avale assez bien la complicité entre nous, mais c’est pas entièrement de ma faute si elle n’existe que virtuellement. Je ne la bouscule pas si elle décide de me traiter comme un inconnu, et puis c’est pas comme si je m’étais engagé dans quelque chose avec elle… Non ? Eh merde. Je m’embrouillais tout seul, comme toujours. Je la regardais encore quelque secondes dans le blanc des yeux avant d’ouvrir la bouche dans un léger raclement de gorge. « On doit écrire une nouvelle, ou une fiction… » C’est pas pareil ? J’sais pas, j’sais plus. J’éloignais un peu ma chaise de la sienne pour me mettre à mon aise avant de déclarer monotonement. « Ça m’inspire pas trop. » Comme si j’avais le choix.

Love hunt me down
I can't stand to be so dead behind the eyes

Il n’était pas comme les autres, Max. Elle se sortait cette excuse toute faite quand la distance faisait l’ironie de l’instant, ou si le silence pesait lourd sur ses épaules. - Un homme s’il tient à une femme, la tiendra tout court, non? Quel serait le mal? - Il était autre. La nuit elle le voulait plus que le jour, le jour, c’était intenable, alors. Ils avaient pensé à un petit jeu. Il était simple, suffisait d’y mettre un peu du sien. Si tu me vois, souris, je sourirais, aussi. Mais ce sera tout. “Maximilien.”, écrivait-elle le soir, “Tu m’as manqué, aujourd’hui.” Ash ne l’appelait pas Max, ici. Il n’était pas Max, elle ne le connaissait pas, ne le croisait pas, elle n’était pas du tout la fille qu’il regarderait s’enfoncer dans le couloir. Maintenant, sa silhouette émergeait au centre de sa vision, elle s’accouda à la table, qu’il avait collée à la sienne, la manche contre sa figure, son sweat sentait fort la lessive. Ça l’occupait un moment. Je suis presque sûre qu’on a pas vraiment le choix. La fille prit un air légèrement las, comme s’ils n’allaient pas supporter longtemps un exercice aussi simple, tourné en une partie pas terrible, de fuis-moi je te suis. Les yeux baissés sur ses mains, elle ne s’attarda pas, ne chercha pas de mot pour décrire la forme de ses doigts, leur couleur, ses ongles courts et carrés, coupés droit. Elle ne restait pas longtemps dans la sphère de Maximilien Wes, jamais. Sinon elle n’en sortirait pas. Attends. L’attente se fit au fond de son sac, si bien qu’elle aurait voulu s’y perdre, mais elle attrapa un bloc et un stylo un peu épais pour qu’on lise bien ce qu’elle avait à écrire. Max, était un personnage. Un très bon personnage. Elle écrivit donc. “Il avait des yeux qui rappelaient l’océan. Ou peut-être la mer. Est-ce-que c’est important? Ses océans à lui, s’agitaient sans cesse, aussi, je ne pouvais rien faire, sinon les fixer. La plupart du temps. C’était important de le faire sans rien dire, il n’aimait pas se savoir observé.”

« Non… » A cet instant il m’était quasiment impossible de regarder ailleurs, mes yeux revenaient constamment sur elle, sur ses lèvres. Je les avais si bien capturée – innocemment et en silence – que je pouvais les dessiner à l’aveugle ou les reconnaître entre mille. Elle s’accouda sur ma table puis la manche de son sweat ferma le spectacle, comme les rideaux qui couvrent assez lentement la pièce de théâtre, laissant seulement au spectateur le temps de revenir à lui. « On a pas le choix. » Murmurais-je finalement comme si j’étais allé vérifier plusieurs fois l’information, mais surtout comme si le ciel était en pleine chute et qu’il allait me tomber sur les épaules (ou pire, sur la tête). La peau pâle comme ma cocaïne, je me remerciais intérieurement de ne pas être très lucide. Avec un peu de chance, j’aurais oublié cet instant dans deux jours et je passerais à autre chose. Je ne la regardais plus d’ailleurs. A la place je gardais les yeux rivés sur la chevelure d’une blonde. Elle était illuminée par les rayons du soleil qui passaient par la vitre, elle avait des filaments d’or sur la tête. Boucle d’or ? Je souriais légèrement, mis à nu face à ma débilité avant de revenir à moi mais surtout à Sheridan. « Il avait des yeux qui rappelaient l’océan. Ou peut-être la mer. Est-ce-que c’est important? Ses océans à lui, s’agitaient sans cesse, aussi, je ne pouvais rien faire, sinon les fixer. La plupart du temps. C’était important de le faire sans rien dire, il n’aimait pas se savoir observé. » Cinq fois. Je lu cinq fois ces quelques mots, me posant une question différente à chaque fois mais restant tout de même indifférent et silencieux, histoire de ne pas perdre ma dignité en chemin. C’était un schéma flatteur d’un personnage aux yeux bleus qui mordait peut-être lorsque les yeux curieux se posaient sur lui. D’accord… Je déglutis pour lui faire comprendre que je n’aimais pas le fait que l’ébauche de son personnage se rapproche autant de moi pourtant j’espérais secrètement qu’elle avait écrit ces quelques lignes en m’imaginant. « Où est-ce que tu veux en venir ? » Demandais-je finalement. « C’est pas très explicite » Mais c’est beau, non ? « T’as pas plutôt une idée précise ? » Et un râle pour terminer. J’étais peut-être censé écrire de mon côté. Ecrire sur une fille d’une beauté fascinante, aux lèvres rosées qui paralysent même quand elles sont cachées et à un cœur qui se brise à chaque fois qu’elle cligne des yeux.

Mais j’avais la flemme.

And if there was a plan made
Then we forgot about it

C’est rare, cette main qui court sur le papier et insiste sur chaque boucle, de chaque mot, chaque point, pour deux atroces phrases. Elle a pensé à Max. Dans le calme plat qui endormait la classe, ses yeux glissèrent ailleurs, de l’horloge lente comme la rotation d’une planète anesthésiée, aux écouteurs d’un des fantômes de l’école: ou ceux qui ne veulent pas se faire dévisager mais qui le sont quand même, parce qu’après tout c’est une jungle ici. Rien d’autre. Ash ne s’y aventurait pas, Ash n’était pas très courageuse. Surtout pas pour Max. La voix du garçon restait basse, à n’entourer que leurs deux têtes bien pleines, elle dessinait un cadre autour des mots, voulait les rayer, mais, c’était trop facile. De sa part, il attendait sans doute, un peu plus de niveau. C’est vrai elle s’en sortait bien, quand ils étaient “ensemble”, elle était, Ash. La vraie Ash, pas la fille invisible. Pas la fille, qui avait trop de principes pour se retourner quand il passait par là. Pas la fille tornade qui allait et venait, en se disant qu’avec un peu de chance, il serait malade aujourd’hui, qu’avec un peu de chance, elle pourrait prendre son téléphone et enchaîner, de ses yeux inquiets, à taper sur les touches avec frénésie. “Est-ce-que ça va?” Après quelques mois elle arrêtait de trouver ça bizarre. De trouver ça injuste. On devrait écrire une histoire à deux mains. Ash posa sans transition le stylo devant les mains immobiles de Maximilien. Si tu veux une bonne note pour valider ton semestre, c’est un bon début. Elle lui parlait comme elle s’adressait aux élèves du tutorat. Quand bien même elle l’aurait fait à sa place s’il lui avait demandé, parce qu’elle était stupide. Max. Ash chuchotait. Mais ça faisait un bout, qu’il restait statique, Max. Max il ne bougeait pas de sa vie, mais il ne restait pas non plus. Jouer c’était son truc pas le sien. Trente minutes à tenir Ash, trente. Max n’était pas loin des mots couchés sur papier, parce que tout ce qu’avait le droit de faire Ashira, c’était de l’imaginer, l’imaginer faire tous ces trucs pour elle. Et elle n’écrivait jamais sur les autres. Jamais. Max prenait de la place. Trop de place.

Je subissais la montée des substances illicites dans mon corps en fixant le vide. Ash ? Je l’écoutais à peine, son blabla m’avait soulé. Son ton, ses phrases, son regard indifférent. A quoi bon s’envoyer un « tu me manques » en plein week-end et ne pas s’adresser la parole le lundi ? C’était assez ridicule. Je ne pouvais pas la pousser si elle ne savait pas ce qu’elle voulait. J’avais longtemps considéré l’idée d’arrêter tout. Tout. Tout. Plus de messages, plus rien. Histoire que notre relation au lycée soit proportionnelle à celle qu’on entretient avec des mots écrits sur un smartphone. Mais c’était pas possible. Pas avec Ash. Elle m’agaçait à ne pas être comme les autres. Elle pouvait être aguicheuse, elle pouvait être communicative, elle pouvait être souriante. Il a fallu qu’elle soit Ash. « Max. » Pas de Wes. Pas de Imilien. C’était nouveau ça. Je tournai lentement la tête vers elle en pinçant mes lèvres. J’aurais aimé attendre un peu, qu’elle murmure encore mon prénom, elle le faisait bien, elle le faisait pas comme tout le monde. Peut-être que j’étais juste maniaque ou obsédé ? Peut-être qu’elle n’était pas si différente et que mon cerveau me jouait des tours ? J’allais finir par me perdre si elle gardait son acharnement à ne pas donner de signe. Je lui remis finalement son stylo qui n’allait définitivement pas me servir. En quelques secondes j’effleurais ses doigts en la regardant dans les yeux. Quelle horreur. Quelle erreur. Je regrettais automatiquement. Une électricité insupportable traversait mes doigts, puis mon rythme cardiaque s’accélérait graduellement. C’était quoi ça ? J’éclairci ma voix avant de réussir à ouvrir la bouche. « On est pas au club de soutien scolaire. » Je m’approchai légèrement d’elle avant de passer nerveusement la main dans mes cheveux. « Qu’est-ce qu’il fait avec ses yeux qui rappellent l’océan ? Et c’est qui le "je" dans ton ébauche ? Enfin… De quoi tu veux qu’on parle dans l’histoire ? » J’étais perdu.

We are surrounded by all of these lies
And people who talk too much

Ce garçon calmait de ses yeux ceux qui croisaient sa route. Ils étaient tous un peu perturbés, il l’était davantage. Il était une marée en pleine dédale, allant et venant contre les dunes, à l’occasion on le voyait attendre là, debout contre le rivage, la tombée de la nuit. Mais ses deux océans n’avalaient personne. Personne sauf Ash.
Maximilien, elle pouvait écrire son prénom sans s’infliger trop de dégâts, on avait l’impression de l’oublier, la fille aux longs cheveux qui oscillait dans les couloirs, quand ses paupières embrassaient timidement son portable, elle attendait souvent un message. Pour les autres c’était sans doute un inconnu extraordinaire qui hantait ses nuits, lui racontait des histoires incroyables. Il aurait pu être à la fac, quelqu’un de mature, de stable, d'infiniment tendre, une de ces perles qui répondent dans la minute. Max, n’était ni un miracle, ni une merveille. Il était Max. Ash l’aimait comme ça. Pour ses distances sans doute. Elles étaient devenues précieuses. Aujourd’hui elle commençait à comprendre qu’il y avait une fin à ces écarts. Une fin à Max et elle. Et c’était dur de faire ce pas en avant. Rien que de l’appeler Max. Exister. Peut-être que c’était ça le problème au fond? Qu’on remarque qu’il était là? Qu’on le prenne, qu’on le rende pas? Parfois elle se surprenait à lui accorder de longs silences, quand il partait ailleurs, il avait l’air plus grand qu’elle. Plus grand que n’importe quoi. Plus grand que sa résistance à “n’envoie pas le premier sms, ne lance pas le premier appel Skype.” Certains jours Ash était triste sans qu’on parvienne à arracher un sourire à sa belle figure. Et c’était un jour où il ne parlait pas. Elle préférait écrire ce qui se dirait pas, non définitivement ça se dirait pas, mais Ash ça servait à quoi, de mentir? Il fait rien. Rien de spécial. Ce héros est pas un vrai héros. C’était drôle cette façon qu’il avait de la soulever comme s’il était une bonne vieille vague, de sentiments. Et la façon dont elle avait poussé le cahier au bord de la table, et posé sa joue contre le bois mat. Ou comment elle s’acharnait, avec son index et son pouce à tripoter ce pauvre bic bleu mer. Il était bleu comme la mer. Sans y repenser à deux fois, elle se redressa et, Max était revenu, il était encore là. Ash revoyait ses phalanges tomber au bord de son cou. Cette mémoire visuelle inutile, accusait-elle. Ash comprenait ses yeux pour la première fois. C’est rien qu’un gros lâche qui regarde l’océan sans rien faire. Alors que l’océan ne voit que lui.

Les filles sont bien connues pour ne pas faire le premier pas. Elles tournent autour du pot, jouent les fières puis finissent par se lamenter devant des dessins animés pourris tout en prenant du poids. Alors je suis peut-être un gros con. Peut-être bien que je suis censé lui donner un signe, lui prendre la main, lui accorder de longs regards et lui sourire gentiment sans raisons. Mais non. Juste non. Je ne veux pas être celui qui a détruit Ash et j’ai surtout la flemme de jouer avec elle. C’est comme ôter la vie à une fleur en la cueillant juste parce qu’elle est belle, puis la jeter car elle fane. Pourtant ces excuses débiles ne suffisent pas à rejeter la réalité. C’est rare mais j’ai l’impression que ma théorie ne tient pas la route, que c’est déjà trop tard et que je vais perdre le contrôle quand je m’y attendrais le moins. « Il fait rien. Il fait rien de spécial. Ce héros est pas un vrai héros. » Poignarder subtilement avec des mots ? Félicitations Sheridan. Ma seule réaction fut une inspiration beaucoup trop longue et profonde, à m’en briser les poumons (et le cœur). Ash est toujours là. Elle n’a jamais été aussi proche d’ailleurs, et moi je la regarde s’éloigner de mon monde en tripotant son arme favorite : le stylo. Si ses stupides phrases me font sourire lorsqu’elles s’affichent sur l’écran de mon téléphone, on ne peut pas dire que ce soit pareil quand elles s’échappent, en cascade, de ses lèvres. « C’est rien qu’un gros lâche qui regarde l’océan sans rien faire. Alors que l’océan ne voit que lui. » Mes yeux sont rivés sur elle et tentent désespérément de s’ancrer dans les siens. Elle m’agace, bien sûr. Rien ne change. Soit la cocaïne réfléchit à ma place, soit je commence à m’y faire. « Peut-être bien qu’il veut pas infecter l’océan. Peut-être bien qu’il a peur de… De se noyer. » Peut-être oui, j’sais pas. Je tapote nerveusement mon pied contre le sol. « C’est un déchet le type, tu vois ? L’océan fait sûrement mal de le regarder. » C’est bien la première fois que je m’implique autant dans un devoir. « Et puis pourquoi autant d’admiration à son égard si c’est qu’un gros lâche ? » Je n’abandonne pas ce contact visuel qui est censé l’empêcher de sortir de ma sphère. J’ai pas envie d’être égoïste, pas cette fois, pas aujourd’hui, pas avec elle. Pourtant je n’ai que deux choix : La blesser en la laissant là ou la blesser en l’aimant à moitié. Encore il me faudrait être fixé sur ce qu’il se passait de son côté. « T’as de beaux yeux Ashira. »

Oh, we buried it alive
And now it's screaming in my head

Max l’appelait tard. Il l’appelait tard et ivre de rêves, enfumés, embrassés dans sa voix qui tournait contre le haut-parleur, et Ash s’arrêtait pour écouter, essayant de calmer ses tempêtes, là, avec sa petite main qui agrippait le combiné. Son timbre discret surplombait celui de Max, il ne parlait pas. C’était une espèce de berceuse, un échange informel, rien que Maximilien et Ashira, tentant de s’entre-sauver. Elle le voyait, rester dehors, attendre, appuyé contre ses paroles, et elle s’assurait qu’il reste éveillé en gardant l’impression étrange qu’il serait capable de ne plus être là le lendemain. Le jour où elle lui a demandé pourquoi ils avaient échangé leurs numéros, ils avaient promis de ne jamais se l’avouer. Parce que c’était stupide, leurs poignets tendus au milieu d’une soirée couverte d’alcool, et les chiffres notés grossièrement au marqueur sur son bras. Messages qui s’enchaînent, qui n’en finissent pas d’arriver, qui sont un peu comme l’aboutissement de quelque chose de grand, dans cette vie où tout semblait minuscule pour Ashira Sheridan. Ou comment, un garçon était devenu un océan. ( Ensuite ça explosait. ) Ash s’inventait des mondes entiers sans l’océan, l’homme-océan, Maximilien Wes. Il était si vivant qu’il ne pouvait pas être que ça. Il ne pouvait pas être que l’océan. Que Max. Que lui. Il était tellement de trucs à la fois. Il n’était pas seulement une vague, il n’était pas seulement un garçon, il n’était pas seulement lâche. Elle attendait beaucoup, elle attendait tellement.
Ash dit qu’on ne rencontre pas quelqu’un avec qui ça va, mais il y a Max. Il était loin et parfois cassant, il s’écrasait sans mal contre sa figure, il encombrait les joues d’Ashira, il les colorait, même. Elle se surprenait à noter chacun de ses mots en dessous des siens, car chacun de ses mots gardait le génie qu’il lui offrit les autres fois. Et s’il ne pouvait garder sa vision à elle, car c’était bien elle la narratrice, elle aurait voulu d’une histoire qui ne possède pas de fin, aucune. Elle n’admire pas. Il n’est pas parti. Parce qu’elle n’a pas dit ce qu’il se passe, entre l’homme et l’océan? Ses yeux elle s’en fiche. Elle attend. Il attend aussi. Ashira, elle aime son regard plus qu’il n’aime le sien, parce qu’il faut de quoi l’aimer, le regard de Max. Il est piquant. Mais elle l’aime, et elle n’a pas consenti à le quitter, pas encore, mais elle le fait, elle le fait et puis, c’est drôle, on dirait qu’on va souffler le décor, qu’on va les détester. Les détester pour ces minutes interminables, pour leur silence aussi, mais Ashira écrit, et elle ne se loupe pas, elle fait toujours des entrées mémorables. "C’est mon dernier message Max. Je voulais ajouter, qu’elle était lâche, comme lui. Que je suis lâche, comme toi."

Je déglutis une énième fois avant de laisser tomber notre stupide confrontation de regard, enfin, elle le fait avant moi, comme à contre cœur, comme essoufflée par cette guerre intérieure. Je n’avais pas réellement fait attention à ce qu’elle disait, je suivais plutôt le mouvement harmonieux de ses lèvres sans même ciller ni hocher la tête, tel un bon sourd. Et puis ça m’intéressait pas vraiment à vrai dire. Les mots qu’elle prononce n’ont jamais eu autant d’importance que ceux qu’elle écrit. D’ailleurs elle s’y remet. Elle sort son portable et pianote. Son expression faciale embrase mon cœur et je me demande à qui elle peut bien avoir envie de parler alors que je me tiens tout près d’elle. Mais je ne dis rien. Mes peines comme mes joies s’expriment toujours silencieusement, triomphent de mon être intérieur et font violence à mon corps. Je l’imite. Je ne peux que faire ça de toute façon. Je l'imite en silence, répondant aux messages qui fusent dans ma boîte de récepetion. Ceux-là même qui n’existaient plus dès l’instant où je pénétrais maladroitement la bulle de Sheridan. (Cette bulle dont je venais de me faire expulser). La barre de notification apparait et j’arrête automatiquement ce que j’ai commencé. Le surnom stupide qui s’affiche entraine mon cœur dans une dégringolade pas possible, il tombe si fort et si vite qu’il se retrouve plongé dans le fin fond de mon estomac. Il ne bat plus, il faut croire qu’il ne battait plus depuis longtemps. « C’est mon dernier message Max. Je voulais ajouter qu’elle est lâche comme lui. Que je suis lâche, comme toi. » Si je devais assimiler un ressenti à l’asphyxie, alors je choisirais sûrement celui-là. Asphyxié, je ne sais même plus comment respirer alors je me strangule dans un toussotement aussi fin que terrible. Et puis allez hop, ça m’énerve. Je fronce inconsciemment mes sourcils, dépose mon téléphone sur ma table et me balance sur ma chaise, d’un air détaché. « Effectivement c’est vraiment lâche d’écrire au lieu de parler. » Ma voix est grave mais il n’y a que moi pour savoir à quel point elle sonne faux. Il a vraiment fallu que ce professeur maudit nous mette ensemble. Il a vraiment fallu que je décide de ne pas sécher les cours aujourd’hui. Il a vraiment fallu qu’elle décide de nous plonger dans le scénario d’un gars aux yeux-océans, qui admire une fille-océan qui elle-même admire ses pupilles-océans. Ouais, ça fait trop d’océans. Et puis tous ces océans se mêlent dans un tsunami dévastateur alors on ne peut plus s’accrocher et on meurt noyés. Je reviens à la stabilité de ma chaise, puis j’attends quelques secondes avant de rouvrir la bouche. « C’est pas aussi simple que ça Ash. » Elle le sait très bien Sheridan. Elle joue. Elle joue en niant et la situation stagne. Sauf que ça peut pas rester comme ça, ça peut pas être frustrant à ce point.  « Si on était ailleurs, je t’aurais plaqué contre un mur et… » Je tais les pensées qui fusent dans ma tête parce qu’elles méritent plus d’être pratiquées que d’être dites... Ou juste pour éviter de lui faire peur ? « Au bout du compte je ne sais pas ce que tu veux mais personnellement je ne suis pas lâche. » J’attrape son stylo et le remet dans sa main, sauf que je garde mes doigts dans les siens, comme ça. Un peu comme si c’était normal, un peu comme si je ne comptais plus jamais les retirer. « On devrait retourner à ce devoir.»

It's spiraling down
Biting words like a wolf howling

Ashira aimait l’océan. Elle pourrait se contenter d’un dernier texto ce soir, qui blesse et qui enrage. Un texto qui ne dit pas adieu, ou désolée, ou, il fallait que je te dise, mais elle écrit une histoire. Sur Max et sur elle, elle n’a jamais eu beaucoup foi en ces personnages bancals qui s’attrapent les bras et se tiennent fort, se promettent d’aller bien l’un sans l’autre. L’océan devait être elle, car personne ne gagnerait, personne de se retiendrait, tout en réchapperait: la conclusion, trop hâtive, les dernières phrases trop liquides. Il a les yeux de Wes qui flanchent, qui tombent sur cet écran assassin, peut-être qu’elle regrette déjà, que ses mains se torturent sous la table, qu’elle a une envie de prendre ce téléphone, de l’éclater contre le sol. Parce qu’elle est cette héroïne tragique, elle se dit que ça ne va pas bien finir, comment est-ce-que ça peut bien finir, aujourd’hui, là? Elle voudrait être à des kilomètres, expliquer que c’est difficile, que ça ne fonctionne pas, qu’il n’est pas stable, qu’il va la noyer dans son petit monde pas droit, Max. Qu’elle doit partir. Mais Max il est là, c’est comme une évidence, cette bombe entre les mains du jeune homme et son amie, qui dégage de son champ de vision, qui ravale d’un effort surhumain, sa tristesse maladive, sa poitrine à la limite du contenable. Si elle pouvait se faire exploser comme une piñata, elle le ferait. Tout de suite. Et quand il parle, Ash se sent décomposée par les mots qu’il sait si bien choisir pour laisser à ses tempes faibles, et peut-être qu’elle fixe au loin le soleil, si c’était une manière de la sauver de cette abysse où elle a choisi de plonger sans avoir pied. Arrête de parler, supplie-t-elle à personne, car elle veut entendre encore, elle en a besoin, elle a espéré qu’il l’écoute, elle a patienté. Elle a eu son lot de nuits interminables, et leurs mains qui se joignent de si loin à si près, quand elle lui demandait parfois, de la garder un peu plus. De ne pas s’en aller, de ne pas disparaître, elle a écrit tellement de fois à Max: est-ce-que tu t’en vas? S’il n’était pas là, elle ne serait pas là non plus. Pour se sauver correctement, il fallait être deux, plutôt qu’un. Ash, s’est dit que maintenant, maintenant qu’il a marqué un silence, elle a peut-être disparu. Il lui sort ce fantasme bizarre qu’il sortirait pour plaisanter, mais elle aussi elle le saisirait bien au col pour s’infliger un peu de cette proximité que personne assume. Max, Max ta voix, elle est magique, se répète-t-elle pour moins bien écouter, moins bien se frustrer, moins bien se dire, qu’elle voudrait un garçon muet, un garçon sourd, un garçon calme qui ne la touche pas. Ça devait être une blague pour lui, oui une énorme blague, elle a, songé à ne pas sentir sa main contre ses doigts de fille, et elle a songé à se taire, parce que: c’était le dernier message. Elle veut bien écrire une fin. Une fin pour Max. “Il se sent seul, et l’océan un peu moins, il est vaste et paisible, lui est enfant et trouble. L’homme essaie à défaut de l’atteindre, de se calmer un peu, parce qu’il est patient, pour un homme. Mais s’il grandit, c’est pour trouver la mer, et la mer ne bouge pas. C’est à ce moment-là, que l’homme s’en va.” Elle ne voulait pas de fin pour elle. C’était qu’une fille de plus, qui voulait bien qu’on l’aime, comme ça, sans raison. C’est vrai qu’elle était banale, c’est vrai. Est-ce-que tu t’en vas?