Elle l’avait suivie sous les plafonds qui dansent, sans vraiment y réfléchir, après avoir traîné dehors et vu la ville se couvrir du prisme monochrome du soir. Ash rasait les murs, on la tirait par le coude, comme une gosse qui resterait statique entre les corps remuant sans arrêt. Ils étaient perdus à la musique, elle cherchait des têtes connues, pensait se noyer dans la fête, sans se souvenir le lendemain. Pourtant chaque épaule qui se bousculait contre elle, chaque sourire qu’on lui adressait d’une attendue proximité, faisait bouillir ses joues, la rappelait à ce sentiment de réalité, oui elle n’oublierait pas. Sauf… sauf si elle buvait, ce serait une bonne solution. Facile mais, Ash ne faisait jamais les choses à moitié. Bientôt elle dansait au milieu des autres, ce n’était plus si grave de ne mettre de nom nulle-part. Ash parlait fort, elle levait sa bière dans les airs, son saint-graal, répétait-elle. Et si elle tombait par terre, avant la fin de la nuit: vous n’auriez pas le courage d’un humain ordinaire, pour la ramener chez elle. Plus personne ne fait ça, plus personne ne fixe les inconnus d’un œil inquiet, plus personne n’a de compassion pour les lycéennes abruties qui se perdent entre les étudiants et futurs pionniers de la Silicon Valley, d’ailleurs plus personne ne semble l’interpeller, si ce n’est son voisin.
Son… voisin. Elle est plus très sûre… C’est ses mimiques débiles quand il parle et… l’alcool probablement. EHHHHH DA...MIAN.

Être saoule, murmurait-elle, boire à dégouliner d’ivresse, elle ne savait pas s’arrêter. Sentir les effluves d’herbe lui monter au nez, la prendre dans une première danse maladroite, soulever chacun de ses sens à la découverte d’un autre moment de la soirée: celui où tous oublient l'histoire de quelques heures divines être de simple personnes, à n’en plus penser qu’il faudra se lever, aller bosser, revenir au stéréotype pimpant du bel américain motivé par sa journée. Pourquoi étaient-ils tous si euphoriques le soir? Pourquoi pas le jour? Pourquoi, Ash, pourquoi n’étais-tu pas plus allumée que ça, pourquoi n’avais-tu pas choisi de te coller plus à ce corps qui te rejoignait d’un bras avide de t’emmener faire la valse avec la pression de l’instant. Pourquoi n’était-il que Damian, pourquoi étais-tu incapable de ne pas te souvenir de lui? De le laisser profiter de ton nom qu'il a oublié? Mais elle ne dégagea pas sa main du contour faiblard de son corps, elle renversa doucement la tête en arrière et embrassa des yeux les murs animés de couleurs et de bras levés. Il s’adressa à elle pour la première fois, et elle reconnu son accent imbibé de patience, qui s’épanouissait à la dernière syllabe, comme pour la séduire. Avec toi c’est toujours des jeux… toujours Dam t’as aucune, aucune inventivité. Sa voix à elle, chancelait entre frustration et murmure, en même temps, elle était près de son oreille, sa bière, avait sauté de son verre, quand il avait attrapé ses mains et Ash, avait lentement croisé leurs doigts pour les regarder de ses yeux embués. De quelle piscine tu parles? On a été à la piscine ensemble? T’es sûr de ton coup, tu veux jouer? T’as quel âge maintenant, cinquante-quatre? Cinquante-cinq ans?

Sa main glissa distraitement dans ses cheveux sombres, Ash suivait son rythme, se détournait de la foule, d’où la soudaine proximité, le souffle acide du garçon contre sa tempe, continuait de lui soupçonner une identité cachée. Elle ne lui dirait pas, il n’apprécierait plus tant le jeu, elle savait bien se cacher, voudrait continuer. Peut-être que le trouver ici lui fait du bien. Retourner dans le passé, avant Ashley, avant que tout semble aller de travers dans ses journées et dans ses nuits. Damian était la nuit, alors, il l'emmènerait dehors, parlerait avec elle des autre fois où tout allait bien, jusqu’à ce qu’il s’en aille. Ils partaient tous. Alors, non, elle ne voulait sans doute plus être Ashira.

Et ensuite? Elle choisirait un autre nom, une autre vie, une personnalité plus inclinée, plus ouverte à s’attarder sur un inconnu: parce que ça soulage? Damian n’avait pas changé, c’est vrai qu’elle était pendue là sous l’effet de sa basse tolérance à la débauche. Et si elle devait continuer, à rester, à se tenir sans trop céder à la vague qui la tenait dans une mer pas tranquille, elle céderait. Pas le genre à avoir des secrets, jusque maintenant. Jusque ce soir. Juste pour Damian. Elle le laissa s'écraser dans le canapé, tomba contre  son épaule, y planta rapidement sa tête. ....Dix-huit. J'oublie toujours. Dix-huit. Je vais t’poser une question alors. T’es toujours aussi lâche? Non mauvaise idée Ash. Tu me donnerais ton joint dis? Est-ce-que t’es vraiment tombée si bas, Ash?

Mais vous savez il est, loin, elle ne l’a pas vu depuis longtemps, elle aurait presque envie de l’emporter loin du reste, elle aurait presque envie qu’il lui manque. Ils se sont pas connus à une époque où on avait l’âge de se manquer… comme ça.

Petits ils partageaient l’amour inconditionnel de la pelouse, c’est ce que leurs parents fiers et amis diraient. Eux ils échangent des bouffées d’herbe, eux, ils sont tombés droit sur le canapé, et le canapé était encore mieux que la vie elle-même parce qu’elle vous laissait vous endormir sans aucun remord. Ash tourna la tête et vit trouble Je suis pas un... C’est dingue comment t’es grand Dam. T'as encore ta fossette là. Ash lui planta un doigt dans la joue. Elle le revoyait qui dansait tout à l’heure à s’en percer un rein, qu’arrêterait pas, qui se prendrait pour John Travolta jusque trois heures avant de s’écraser pour lui tendre un bâton meurtrier, c’est ce qu’ils disent aux filles de dix-huit ans. La drogue c'est mal. Damian elle le verrait comme un héros, s’il pouvait encore la faire se sentir adulte, s’il cassait pas tout en cherchant son véritable prénom, sa plaque d’immatriculation, la taille de son soutif, ah pourquoi y avait besoin de savoir ces trucs? Elle était bien dans le corps d’une gonzesse un peu paumée, sur le plongeoir de la vie qui s'apprêtait à dire au revoir à son indolence maladive.

Elle voulait voir des étoiles lui remplir les yeux, elle voulait sans doute qu’il la prenne pour n’importe qui, c’était tout ce qu’elle demandait. Mais c’était elle qui était venue le checher, c’était de sa faute. Eh. Tricherie, je peux pas dire oui ou non. Ash approcha le joint de ses lèvres, il serait plus coopératif que Damian, c’est sûr, il la ferait chanter, danser, crier des citations de ses films préférés. Il l’enverrait ailleurs, où elle lui dirait rien. Rien du tout. Sur elle. Sur eux. Sur la tristesse subite que fait remonter l’alcool au creux de sa gorge quand elle avoue s’appeler Ashira Sheridan. T’étais un voisin plutôt cool. Dam.

Ses yeux clairs roulèrent doucement sur le visage coloré par l’alcool de Dam, elle suivait son sourire, il attrapait le joint, elle ne bougea plus. Elle se demandait si elle allait bientôt s’enfoncer dans le tissu matelassé, se volatiliser. Redevenir Ash la contrariait, plus qu’elle n’y laissait paraître, même si ses canines commençaient à se montrer sous le contour de ses joues. L’étreinte comme une bouffée de chaleur, la souleva de son siège, ses bras tremblèrent un coup. Il était adulte. Elle pas tellement. ( Ce n’était pas sa place. Pas de suite. ) Ash aimait le regarder qui se levait, elle rattrapait sa bière de justesse, la terminait d’une traite, posait ses océans sur ceux qui la regardaient. Oui il l’avait retrouvée. Ou bien elle l’avait retrouvé. Tous continuaient de s’agiter sous les néons temporaires de la fête, ou si leurs visages semblaient allumés par des soleils, celui d’Ash attendait que la poussée de rêve agisse, elle espérait avoir suffisamment inhalé. Damian retomba près d’elle.

Elle retomba aussi, leurs épaules se touchèrent. Elle se tourna vers lui et, inexplicablement elle comprenait ce que c’était que de ne plus savoir qui on était. Damian se rappelait de son prénom et elle se rappelait du sien, mais c’était tout. Qui ils avaient été l’un pour l’autre, il restait des images un peu bêtes, un peu surfaites pour des enfants. La jeune fille se mit à rire car, incontestablement il l’avait gardée loin de ses problèmes, de sa crise existentielle, de sa panique, ces rares minutes où ce n’était plus très important d’être entier. Il devait avoir bu, assez pour oublier ce soir, et, elle continuait de se confondre au canapé.

Il aimait que tout se sache, elle n’avait parlé à personne de son départ, ou, de ces six années bizarres pendant lesquelles Ash s’était vite remise de l’absence de Dam. Comme les gens vont et viennent dans sa vie, sans qu’elle y fasse attention. J’ai changé hein? Et lui qui criait pour un oui, pour un non, qui imaginait tous les scénarios, les personnes qu’elle aurait pu être en simple fille dans la foule qui l'aurait bousculé. Toi t'as pas du tout changé, finit-elle par lâcher.

Pour un peu, elle eu l’impression de se confondre au reste de la pièce, comme si elle ne faisait plus qu’observer, et se tenir à l’envers. Son corps s’habituait, au mouvement, continu, elle cherchait une logique, les yeux rivés sur Damian. La panique s’empara de ses bras l’instant d’après, elle fixait ses mains, devait être le genre de fille qui se mettait à gesticuler sous l’effet des bouts de rêves qu’elle assumait moins bien que le commun des mortels. Et Ash se démerda, pour ne pas répondre tout de suite, parce qu’elle voyait des étoiles danser au dessus d’elle, elle se disait que c’était pas normal.

Mais après tout elle est pas bien normale et, elle se fait souvent avoir, par son agréable image de fille appréciée, si, on la laissait entrer dans le salon d’un inconnu, si on l’emmenait danser dans des bars alors qu’elle boit à peine, si on la regardait de près.... souvent il fallait se remettre en question parce que. Qui était Ash Sheridan, au-delà de la présidente du club de journalisme d’un lycée harassé par de vieilles tensions. Tu as de la barbe, commenta la jeune fille en le gratifiant d’un discret sourire. Elle ne savait pas comment s’y prendre, s’il fallait lui dire qu’elle n’était pas très intéressante, ou si au contraire, elle avait réussi à survivre sans sa lui toutes ces années ce qui faisait d’elle un petit bout de femme. Ou quelque chose, qui tenait un minimum debout. Damian, il vivait déjà bien, comme il était. Ash c’était encore une gosse, avec une bière dans la main, sans rien de monté correctement dans sa vie cela dit.

Elle aurait pu se mettre à déblatérer quelques trucs, des anecdotes pour décrire qui elle était maintenant, elle aimait bien raconter des histoires, c’était pas ça le problème. Ashira voulait sortir, elle voulait traîner dehors, avec Dam. Pas les autres. Pas les visages qui se tournent vers eux et s’en vont dans l’autre sens, parce qu’ils sont au bout, et qu’ils vont bientôt s’étaler sur la moquette de celui qu’inaugure son appart. Viens on sort. Sa main était tiède, et un peu trop grande pour qu’Ash puisse exactement la saisir, mais elle serpentait déjà entre les gentilles âmes saoules et occupées. Dam, me lâche pas sois gentil.

Elle le tenait fort comme on tient un enfant qu’on a peur de lâcher, pourtant c’est plus un gosse, Damian. C’est cette carrure moyenne et ces rires incontrôlés, des petites fossettes saillantes sur le bord des joues, une peau hâlée qui lui rappelle la sienne quand elle était petite. Mais maintenant elle passe tellement de ses heures chez elle, qu’on la surnomme “Mercredi.” On lui parlait d’amour elle riait à gorge déployée, de faire attention, elle haussait les épaules. Il y a des reproches qu’elle aurait pu faire au dessus de la sono de sorte qu’il n’entende pas, son Dam. Elle n’en fit rien. S’ils étaient décalés par leurs âges, ils se rejoignaient dans le jemenfoutisme de la fin d’adolescence, et tout ce qui passe au dessus, leur passe au dessus. Comme elle titube d’avoir bu elle essaie de se rappeler où aller ensuite pour rejoindre la ville et la nuit.

Non merci, je vais t’attendre.

Mais Damian reste. Et se retournant, Sheridan inspire et expire, deux fois, l’exercice simple qui remonte à ses paniques de gamine. Son pouls lent comme le monde qui tourne, dans l’excès. Elle a bu, elle a beaucoup trop bu, et lui il va se chercher une bière. Alors Ash tourne autour des gens et on la fait danser, on lui prête un gobelet qui sent fort la vodka, on lui propose d’y mettre du coca, elle secoue la tête. Sortant du petit groupe et de sa sphère à présent incomplète, par son absence, elle se demande si elle a jamais appartenu à cette catégorie de gens ivres qui n’ont peur de rien. Ashira est tétanisée par un nombre incalculable de choses, en partant du téléphone, quand elle doit appeler une bonne pizzeria à quelques pâtés de maison de là, ou quand on lui fait comprendre que son article pour le journal est très moyen, le couloir qui longe l’escalier du premier étage de la maison, et surtout les sorties entre amies qu’elle a jusque là bien supporté, à raison de s’enfermer une heure ou deux dans sa chambre ensuite.

Il a fini par revenir victorieux avec sa bière, Dam, elle l’a dévisagé un moment, a fixé le vide du ciel qui ne supportait pas bien l’air d’ici, elle s’entêtait à chercher des étoiles. Ça m’est déjà arrivé de penser à toi, et que tu me manques. Mais, je me dis que c’est mieux comme ça, que t’aimerais pas la nouvelle moi. Pas du tout même. Elle le fixe un moment, les mains dans les poches, et puis s’approche l’air de rien, lui offre le regard à la Sheridan, celui que les gens aiment bien. J’aime pas ce que je suis devenue. Toi t’as l’air bien. T’as l’air bien Dam.